ROMANS

Extrait du roman : Les milliards de la vengeance (1er chapitre)

CHAPITRE 1

 

 

 

 

            Paul Duval ! On ne peut plus commun, sinon peut-être Jean Duval voire, Jean Martin. Mais le nom seul ne suffit pas ! On peut avoir un patronyme tout ce qu'il y a de plus ordinaire mais cependant, être un personnage hors du commun. Tout dépend, bien entendu, de ce que l'on entend par hors du commun !

            Pour le moment, Paul Duval est justement un homme tout ce qu'il y a de plus ordinaire, pas même la caricature du français moyen. Il faut dire qu'il est affublé d'un physique qui n'attire pas spécialement la sympathie : Il est petit, presque chauve, myope, paraît la soixantaine alors qu'il en a tout juste cinquante. Sans vouloir être méchant, il serait presque repoussant ! Il faut dire, qu'il ne fait rien pour améliorer son aspect.

            La vie de Paul Duval est malheureusement à l'image du bonhomme : Il occupe un poste d'homme à tout faire dans une petite usine triste, située à la périphérie d'une petite ville non moins triste, sans attrait. Un poste nommé pompeusement technicien de surface, pour ne pas dire balayeur par respect envers l'individu. Son boulot consiste donc entre autre, à manier le balai et le chiffon, graisser les machines, nettoyer la voiture du directeur et parfois celle de sa secrétaire, une grande bringue aux longues jambes, une "salope de blondasse" comme il le maugrée souvent entre ses dents, enfin celles qui lui restent, lorsque la donzelle passe hautaine près de lui en roulant des fesses. Des fesses moulées dans d'éternelles minijupes à ras la culotte.

            Rien à voir avec sa femme ! Car il est marié Paul Duval. Marié à une masse de chair affalée à longueur de journée devant son poste de télévision, se gavant de feuilletons américains plus débiles les uns que les autres et de sucreries, sans doute pour leur ressembler. Avec tout ça, la bouteille de blanc à portée de main, pour ne pas dire de la bouche : Car elle boit au goulot, la mère Duval ! Du matin au soir en robe de chambre, elle promène sa flasque corpulence entre le placard à gâteaux, sa touque de vin blanc pour y remplir la dive bouteille et le fauteuil défoncé qui couine de douleur lorsqu’elle s’y laisse tomber. Pauvre fauteuil !

            Ils n'ont eu qu'un seul enfant, les Duval : Une fille, qui s'est tirée dès qu'elle a pu le faire et on le comprend aisément ! Mais, comme souvent dans ces cas là, ces deux êtres à la limite du regardable avaient, passez moi l'expression, "pondu" une belle fleur qui avait profité de sa beauté pour, à seize ans, commencer une carrière de modèle pour un photographe de la région. Puis l'oiseau, s'était envolé pour Paris, le press-book sous le bras et des rêves plein la tête. Elle aurait voulu faire mannequin, la petite Solange, mais ses formes avantageuses donnaient d'autres idées aux photographes et elle vanta longtemps des soutiens-gorge, des chemises entrouvertes, des voyages au soleil (pour justifier les seins nus) et des tondeuses à gazon ! Là, la petite, qui avait tout juste atteint ses dix-huit ans s'était quand même demandée le rapport qu'il pouvait bien y avoir entre une tondeuse et sa poitrine dénudée. Enfin ! Cela lui permettait de vivre assez bien et comme elle était belle plante, depuis ses dix-sept ans, elle collectionnait les amants, comme d'autres filles de son âge collectionnaient des photos de Boy's-Band. Certains étant très généreux, les fins de mois difficiles, ça elle ne le connaissait pas !

            Pour en revenir à Paul Duval, quand il vit la première fois sa fille à moitié nue dans un spot publicitaire à la télévision, car il regardait aussi un peu la télé, Paul Duval, il crut qu'il allait s'étouffer de rage :

- Putain de salope ! S'emporta-t-il, en postillonnant sur l'écran indécent.

            Sa femme, la bouche pleine de gâteaux secs, avait regardé sa fille vanter les mérites d'un quelconque produit de nettoyage et souriait béatement à sa petite Sosso, comme elle l'appelait quand elle commençait à être éméchée, ce qui énervait tout particulièrement l'intéressée qui en avait déjà assez avec les débilités habituelles de ses parents. Elle ne comprenait pas l'intérêt d'en rajouter.

- Et toi, tu ne dis rien ! Ca te plaît tant que ça de voir ta fille se montrer à poil ! Avait-il envoyé à sa femme.

            Celle-ci avait répondu par un gongorisme inintelligible ayant pour cause la bouillie pâteuse qui lui emplissait la bouche et lui coulait même dans les commissures des lèvres.

            Ce spectacle peu ragoûtant avait arraché une moue de dégoût à Paul Duval qui avait alors détourné le regard. Alors, ne soyez pas étonnés, après ça, que le mari n'ait guère envie de sa matrone de femme. Il faut vous dire que pour ingurgiter ses gâteaux, elle avait vraiment la technique, Jeanne Duval : Une main prenait la friandise dans la boite, tandis que l'autre était déjà à mi-hauteur de sa bouche qui, elle, contenait déjà son infâme bouillie. Et vas-y que j'te bourre ! Bref... Je laisse là les explications, pour peu que vous lisiez cela tout en grignotant un morceau ! Dans ce cas, vous voudrez bien m'excuser : Bon appétit quand même !

*

En se rendant à son travail, le lendemain, Paul Duval priait pour que personne n'ait reconnu sa fille, cette petite peste qui déshonorait la famille. Ah ! S'il l'avait eue entre les mains celle-là. Deux bonnes torgnoles, tiens ! Que voulez-vous, il avait l'éducation très primaire et regrettait que les instituteurs n'aient plus le droit de punir corporellement les élèves : Ah ! Le petit coup de règle sur les bouts des doigts…

            Mais à l'usine, rien n'avait changé. Les murs étaient toujours aussi tristes et toujours ces "Duval, lavez-moi ma voiture". "Allez videz les poubelles". "Nettoyez moi ces chiottes, ça pue !"… Et l'autre grande pétasse de blonde :"Vous en profiterez aussi pour faire la mienne !".

            Et tout ça sans un merci ! Pas la moindre considération. Tout juste pouvait-il profiter d'une vision furtive dans l'échancré ou le décolleté de la blondasse, car les jambes, ça, il en était gavé ! Et s'il n'y avait que le patron et sa secrétaire ! Non, il y avait les autres ! Pas un qui vaille mieux, que ce soit les ouvriers ou les autres bureaucrates.

            Paul Duval n'était rien à l'usine et, comme si cela ne suffisait pas, il n'était rien nulle part : Pour retarder le moment de rentrer chez lui, il lui arrivait d’aller prendre un verre au bar-tabac situé non loin de chez lui mais, là encore, personne ne lui adressait la parole. Il se contentait de boire doucement son demi de bière. Tout seul !

Alors il s'aigrissait, devenait misanthrope, se refermait sur lui-même, ruminant le jour, échafaudant la nuit des plans plus machiavéliques les uns que les autres, tous irréalisables parce qu'il savait qu'il n'en aurait jamais le courage. Il n'était qu'un zéro. Un zéro pointé et pour son malheur il le savait, il en avait totalement conscience. Pour certains, c'est déjà un signe d'intelligence !

            De toute façon, depuis qu'il était né, et ce jusqu'à présent, sa vie n'avait été qu'une suite de déconvenues, de ratées, de riens. Tout ce qu'il avait tenté avait lamentablement échoué. Il se demandait parfois si cela était dû à son physique d'homme en retrait, de petit, de perdant. Il savait qu'il avait un gros défaut : Il n'avait pas confiance en lui et par ce fait, n'osait guère exprimer des opinions ou des idées. Car des idées, parfois il en avait ! Lorsqu'il entendait telle ou telle personne confrontée à un problème, il pensait : Vous devriez faire comme ceci ou comme cela ! Une seule fois, il avait émis une solution du bout des lèvres. On l'avait gentiment rembarré en lui demandant de s'occuper de ses affaires, de rester à sa place d’homme à tout faire, de retourner à son balai quoi ! Tout juste si on ne lui avait pas fait comprendre qu'il ne valait pas beaucoup mieux que les chiottes qu'il nettoyait.

Et pourtant, son idée, ils l’avaient utilisée et s’en étaient gardé la paternité bien sûr !

            Jusqu'à présent...

*

A quelques cent cinquante kilomètres de là, un autre monde, pour ne pas dire un autre temps.

            Profitant des premières douceurs d'un beau printemps ensoleillé, mademoiselle Boissieux de Beauregard chevauchait tranquillement à la limite des vagues qui venaient doucement mourir sur la plage de sable fin. Saba, sa jument, laissait ses empreintes que recouvrait aussitôt la vague suivante en lui caressant les paturons : C'était la séance journalière de thalassothérapie qu'elle octroyait à sa jument. Du moins, lorsque le temps le permettait.

            La cavalière saluait gentiment les rares badauds à se promener en bord de mer. Malgré un manoir et des terres, elle avait su rester simple, tout en profitant des avantages que pouvaient lui procurer sa situation qu'elle savait privilégiée. Du moins, par rapport à d'autres personnes moins bien nanties qu'elle !

            En fait, la cavalière se nommait simplement Florence Boissieux mais, comme souvent, les gens du coin avaient rajouté le nom du manoir : Beauregard. Bien des patronymes actuels étaient d'ailleurs nés comme cela, du lieu d'où ils venaient où de celui de leur naissance mais également de leur travail, comme "Charpentier" ou "Boulanger" par exemple. D'autres enfin, venaient de sobriquets, parfois issus de couleurs locales : Patois ou langue régionale.

            Du temps des parents de la jeune femme, ceux-ci étaient seulement appelés "les Boissieux" ou " ceux du château". Pour les gens du commun, il suffit souvent d'une amorce de tour pour nommer pompeusement château ce qui n'est en réalité qu'un hôtel particulier ou une grande maison bourgeoise. Alors, comme le manoir de Beauregard possédait deux tours...

            Ce fut donc la jeune fille, lorsqu'elle arriva au manoir, qui fut gratifiée du titre de "mademoiselle de Beauregard". En fait, les gens l'appelèrent la "petite demoiselle de Beauregard" et, le temps passant, c'était resté dans les habitudes, malgré que la "petite" aille maintenant sur ses trente ans !

            A l'extrémité de la plage, du côté du port, la jeune femme piqua des deux pour mettre Saba au galop. Elle aimait ce moment où elle faisait corps avec l'animal, écoutant le bruit des sabots touchant le sol en sentant sa longue chevelure brune flotter librement au vent, à ce vent salé qui lui fouettait le visage, hâlé par des jours et des jours de communion avec l'air iodé de l'océan.

            La course terminée, le cheval quitta la plage, remonta la dune herbeuse et traversa l'étroite route côtière qui séparait le bord de mer de la propriété de la jeune femme. Saba se guidait seule, tant elle connaissait les habitudes de sa cavalière et bien entendu le chemin qui la ramènerait à son écurie où l'attendait sa friandise préféré : Une carotte.

            Récompensée et pansée, la jument réclama une dernière caresse avant que la jeune femme quitte la stalle. La cavalière entoura de son bras le cou de l'animal et, de son autre main lui frotta le chanfrein. Comme beaucoup de chevaux, Saba appréciait particulièrement cette caresse appuyée entre les yeux : De ses naseaux, un ronflement de contentement, emplit le silence de l'écurie.

            Florence s'en fut du bâtiment en refermant la porte basse derrière elle, appliquant une dernière caresse sur le museau de l'animal.

*

- Je vous ai fait couler un bain, mademoiselle !

- Merci Mathilde, tu es un ange ! lança la cavalière en commençant à se dévêtir.

            La jeune femme prit d'abord une douche et ensuite se glissa avec volupté dans l'eau chaude aux senteurs parfumées. C'était presqu'un rituel : Une balade à cheval avec ce long galop pour finir, puis ce bain où il lui arrivait parfois de rester près d'une heure. Seule la température de l'eau la faisait alors quitter la baignoire après s'être rincée à l'eau fraîche. Ensuite, elle emportait avec elle peignes et brosses puis, ceinte d'une serviette autour des reins, elle venait se sécher devant la cheminée de son petit salon particulier, en buvant une tasse de thé que lui avait préparée Mathilde, son employée de maison.

            Mathilde, qui avait commencé jeune, déjà au service de ses parents, s'occupait des cheveux de sa patronne. A genoux derrière la jeune femme, elle-même assise à même le sol sur un tapis de laine, face à la cheminée, Mathilde lissait la brune chevelure comme elle le faisait depuis bientôt trente ans et toujours à cet endroit. Presque rien n'avait changé et, la jeune femme n'y tenait pas. Sur la cheminée, il y avait une photographie d'elle à dix ans sur laquelle Mathilde la brossait. C'est sa mère qui l'avait prise et exactement dans la même tenue qu'aujourd'hui : Une serviette autour des reins.

D'années en années, Mathilde s'était habituée à voir les seins de la "petite" se former puis devenir ceux d'une jeune femme. Un jour, elle avait dit à la jeune fille, qui avait alors quinze ans, qu'elle devrait peut-être maintenant se les couvrir, celle-ci avait demandé :

- Mais… pourquoi ?

            Mathilde n'avait su que répondre ! En effet tient… pourquoi ? Alors depuis elle continuait à coiffer la jeune femme qui arborait toujours la même simple tenue, d'une façon tellement naturelle, qu'elle n'y prêtait plus attention. Ou si peu !

            Florence regarda la photographie et sentit ses yeux la piquer. Elle appela son employée qui s'était éloignée d'elle, la séance de brossage terminée :

- Ilde !

            Mathilde s'empressa de venir vers la jeune femme et vint s'asseoir à ses côtés. Elle la prit dans ses bras et, doucement, la berça. Elle savait que lorsque Florence l'appelait "Ilde", des souvenirs tristes l'envahissaient.

            Florence se redressa enfin et sécha ses yeux. Mathilde vit que le visage de la jeune femme était devenu dur et, elle n'aimait pas ça, Mathilde !

- J'irai à Franville demain ! lança-t-elle sèchement en se levant.

- Vous tourmenter davantage ?

- C'est ma vie !

- Si c'est votre vie... Lui répondit Mathilde d'un air désabusé, tout en continuant à la regarder droit dans les yeux.

            Florence ébaucha un sourire triste et n'y tenant plus éclata en sanglots, tout en se jetant dans les bras de sa nourrice.

- Il faut oublier, lui murmura celle-ci.

- Mais je ne peux pas ! C'est trop !

            Mathilde pensa aux malheurs qui avaient frappé la petite depuis peu : Tout d'abord, elle était née orpheline, sa mère étant morte en la mettant au monde, mais cela, elle l'avait appris de la bouche même de ses parents adoptifs lorsqu'elle eut dix-huit ans. Elle avait été heureuse jusque là alors, elle continua à l'être tout en maudissant quand même un père qui les avait abandonnées, elle et sa mère.

            Il y a cinq ans son père adoptif mourut d'une grave maladie, sa femme ne lui survivant que deux ans, rongée par la tristesse, se laissant aller, refusant de s'alimenter. Lorsque le père Boissieux décéda, Florence proposa à sa mère adoptive de venir la rejoindre à Paris, le temps de remonter la pente mais, celle-ci refusa de quitter Beauregard et ses souvenirs. Dix huit mois plus tard, à la demande de Mathilde, Florence revint s'installer au manoir, délaissant ses affaires à Paris. Six mois de plus et elle était de nouveau orpheline, il ne lui restait plus que Mathilde qui s'était occupée d'elle depuis qu'elle était née ou presque.

            C'est en rangeant les papiers de ses défunts parents qu'elle eut connaissance de la véritable histoire de sa naissance. Elle trouva une lettre de sa vraie mère adressée à sa sœur, lettre dans laquelle elle expliquait son agression, puis le viol qu'elle avait subi. Lorsqu'elle avait appris qu'elle était enceinte, elle avait cependant décidé de garder l'enfant et de l'élever seule. Après cette expérience malheureuse, elle ne se voyait pas partager sa vie avec un autre homme, en expliquant à sa sœur que le seul contact d'une main masculine sur la sienne la faisait frissonner d'effroi. Peut-être bien plus tard, avait-elle ajouté, car elle avait conscience que la plupart des hommes respectaient les femmes. Elle n'eut malheureusement pas l'occasion de le savoir !

            A la suite de ces révélations, Florence quitta définitivement Paris et s'occupa de la gestion des affaires de ses parents adoptifs dont elle avait hérité, tout en transférant ses propres affaires en ce lieu où, de toute façon, il serait plus agréable de travailler qu'à Paris.

C'est à cette époque qu'elle avait acheté Saba et Saphir. Un moyen comme un autre de se composer une famille.

            Florence s'était à nouveau assise sur le tapis de laine, le dos à la cheminée qui chantait joyeusement de mille craquements. Mathilde fixait l'un des seins de la jeune femme, sur lequel était tombée une larme. C'était celui du cœur, le sein gauche, presqu'un symbole cette larme posée si près du cœur, comme une perle de rosée matinale.

            Florence respira un grand coup et s'essuya les yeux rougis par tant de tristesse. Elle croisa le regard de Mathilde et ses yeux descendirent sur son sein. Elle y vit la larme qu'elle essuya de son doigt. Mathilde lui sourit et elle essaya de lui répondre de la même manière. Il lui fallut un grand effort mais, elle esquissa ce qui pouvait passer pour un sourire et se leva. Mathilde la regarda filer vers sa chambre en hésitant à la suivre comme elle le faisait souvent. Elle se contenta de dire :

- Je vais préparer le dîner.

 

Texte protégé - Roland Depin